12/1933 | UN JOURNALISTE CONQUIS

Voici un excellent article paru dans  » LE JOURNAL » le lendemain de Noël 1933: comme déjà constaté dans d’autres articles « parisiens », le journaliste est reparti conquis de sa rencontre avec le milieu des marins de Douarnenez et, reconnaissons-le, avec un article bien documenté, d’évidence il n’est pas resté dans sa chambre d’hôtel.

Nous sommes en 1933….sont ajoutés deux petits films, l’un de 1933, l’autre de 1939 [ Nota: 6.12.2020…en fait, celui de 1939, l’autre n’étant plus disponible] pour tenter de mieux saisir l’atmosphère du port à cette époque, est ajouté aussi un numéro de l’inénarrable PETIT DOUARNENISTE de juillet 1933, dernier tirage de 1933.

Les 50 1ères secondes…ensuite Concarneau…

LE PETIT DOUARNENISTE..👉 ICI

Les diables de la mer

Par Jean BOTROT.
Décembre.  En apparence, un joli temps. Du soleil comme au mois de mai. Une mer à peine frissonnante — et d’un bleu ! De fameux coups de vent, bien sûr, mais pas ce qui s’appelle une tempête. Et pas plus de glace que sur ma main ! Au moment où je suis arrivé à. Douarnenez, il faisait encore, parait-il, moins sept ou huit à Paris.Qu’attendaient pour venir se réchauffer dans le Finistère les gens qui peuvent s’offrir des vacances ? Le Finistère, finis terrae, ne fait assurément pas très « résidence d’hiver ». N’empêche que, pour moi qui venais de prendre la température de diverses campagnes durement atteintes, c’était comme un paradis. En vérité, ce n’était pas un si beau temps. Un beau temps à Douarnenez, c’est quand il y a beaucoup de monde en mer. Pas besoin d’aller se promener jusque sur les côtes de Mauritanie, où certains gros dundees vont pêcher la langouste pendant des deux et trois mois. Pour peu que la mer soit abordable, il n’y a pas un palangrier qui n’aille promener à 80 milles au delà de Sein, d’Ouessant et du phare d’Armen, dans ce terrible  « ravin de la Mort » dont ses familiers ne parlent eux-mêmes qu’avec respect, ses cinq kilomètres de cordes semées d’hameçons et bouillies dans un bain de cachou. La pêche du sprat, par une nuit où la lune donne, est aussi une pêche d’hiver. De même, en bordure de la côte, la petite pêche à la ligne.Tout cela paraissait ne fonctionner qu’au ralenti. La plupart des Douarnenistes allaient en bandes par les rues de la petite ville, en faisant claquer leurs sabots sur le pavé, à moins qu’ils ne formassent, dans le port, à l’abri du vent, de ces fameux groupes bleus et roses devant lesquels tombe en arrêt le photographe amateur. Il y avait parmi eux pas mal de vieux et de gosses. Naviguaient-ils aussi, ceux-là ? Cette question! On me nomma, à la douzaine, des bonshommes de soixante et soixante-dix ans qui prennent encore la mer chaque fois que faire se peut. Quant aux gosses, de sacrée mousses dont beaucoup ont déjà fait sur l’eau plus de chemin que vous et moi n’en ferons peut-être jamais.A Douarnenez, si l’on n’est pas marchand de conserves, épicier, cafetier ou manchot, on est marin. Et pour de bon.
La situation, en réalité, était celle-ci. On sortait d’une série de très mauvaises journées et l’on n’attendait que le moment d’aller travailler un peu, les poissons plats, que l’on pêche à la palangre, n’avaient qu’à bien se tenir. Les petits sprats aussi, bien que le consommateur, fine bouche, en soit de moins en moins friand. Quant à la sardine, me dit un patron, une supposition qu’un bateau qui va rentrer en ait rencontré sur son chemin, bien que ce ne soit pas la saison, aussitôt tout ça fichera le camp. » Et, d’un geste large, il désignait les voiles brunes des bateaux non désarmés qui se balançaient sur le port, parmi les tourbillons et les cris des goélands aux pattes roses.Je ne dis pas, entendez-le bien, que l’hiver soit pour les pêcheurs de l’endroit une période de grande activité. Mais, tout de même, sur 550 bateaux que compte la flotte de Douarnenez, il y en a encore plus de 200 qui sortent à peu près régulièrement de décembre à fin février.
Cette continuité de la pêche est chose assez exceptionnelle. Dans beaucoup d’autres ports bretons, nombre de marins possèdent un lopin de terre qu’ils cultivent durant la mauvaise saison. Ici le terrain vaut 200 francs le mètre carré: le Douarneniste ne peut évidemment pas s’offrir ça pour faire pousser des carottes. Et puis, ce n’est ni dans ses goûts, ni conforme à la tradition. Ii n’est pas terrien pour un centime et il en tire quelque fierté. Il reconnaît d’ailleurs fort équitablement que ceux du Guilvinec sont comme lui.Pêcher en cette saison, ce n’est évidemment pas une sinécure. On a beau porter trois ou quatre chandails l’un sur l’autre, on n’est jamais trop couvert. On manie les engins de pêche et le poisson avec des mains perpétuellement inondées d’eau glacée. Et puis, il y a des tempêtes de vent et de neige qui vous obligent à vous réfugier dans le premier port venu, sur la côte de France ou sur celle d’Angleterre, et à rester là quelquefois plusieurs jours. Les femmes, pendant ce temps, bien qu’elles n’aient pas des nerfs de Parisiennes, connaîtront de sourdes inquiétudes. Enfin, c’est le métier. Il faut vivre. Une bonne pêche, quand il s’agit de poissons susceptibles d’être mis en boîtes, est un double bénéfice, puisqu’elle représente aussi du travail pour la femme.Dès le retour du bateau, le fabricant de conserves achète la pêche, puis une ouvrière de l’usine, prévenue en alerte deux autres, qui en préviennent quatre, qui en préviennent dix Une demi-heure plus tard elles sont toutes à l’atelier. Elles y veilleront si besoin est, jusqu’à trois heures du matin. Les hommes, eux, ont couru à l’Abri du Marin ou dans les petits cafés du port. C’est à ce moment qu’ils sont le plus magnifiques, avec leurs vêtements humides, leurs barbes longues, leurs yeux qui brillent sous la visière de la casquette ou la pointe du grand béret, et tout ce que leur personne dégage à la fois de force et de contentement. Le docteur Jacq, de Douarnenez qui les connaît mieux que quiconque, les appelle « les diables de la mer ». Bien trouvé.Il y a tout de même bien des jours où il faut demeurer à terre. Ces jours- à, le marin pourrait rester chez lui. Son intérieur meublé selon le goût moderne est modeste, mais relativement confortable, et surtout d’une irréprochable propreté. Mais que voulez-vous que fasse dans un logement d’une ou deux pièces un homme habitué à se mouvoir dans une sorte d’infini ?Dès le petit jour, tout de rose vêtu, notre homme est dehors. Dans la rue du Couëdic et la rue Jean-Bart commence de retentir le clac-clac des sabots dont les notes ne cesseront d’aller crescendo, pour atteindre, vers midi, un assourdissant fortissimo, puis décroître vers le soir, tout en se prolongeant fort tard dans la nuit. Ainsi lâché, notre marin a plusieurs façons d’employer son temps. Plaisir. Travail. Conversation. Il peut aller faire, au café, d’interminables parties de dominos, de manille « coinchée » ou de ce vieux jeu de cartes breton qui s’appelle le trois-sept. Il peut s’occuper au « ramendage » de ses filets ou bien à faire bouillir dans une chaudière, sur le port, ce fameux bain de cachou qui donne aux voiles, aux cordages et même à certains vêtements, une incomparable résistance.Il peut aussi ne rien faire, rejoindre, sur le quai, en quelque endroit abrité du vent, cet espèce de conseil des anciens qui s’y tient par tous les temps, et, là, prendre part à la discussion.De quoi discutent-ils, au fait ? De pêche, m’a-t-on dit. On revient dix fois sur le même sujet. Tout un équipage se chamaillera pendant une heure afin de déterminer, à trois cents mètres près, le lieu géographique exact où se produisit tel événement. On évoque aussi, parfois, des souvenirs de guerre ou de service militaire. Tous ces gens ont une mémoire prodigieuse et vivent intensément dans le passé.Il y a aussi l’Abri du Marin, ouvert à tous, ami de tous. A plusieurs reprises déjà, lors de diverses enquêtes en Bretagne, nous avons dit l’œuvre incomparable accomplie par les Abris du Marin. Re-saluons.L’Abri du Marin sait admirablement concilier ses nobles préoccupations morales avec les goûts des gens de mer. La foule qui s’y presse, en cette saison, donne une idée de son succès. Autour de ses tables se livrent d’homériques parties de manille. Pour chaque groupe de quatre joueurs, il y a bien vingt spectateurs qui les regardent abattre sur le vieux journal faisant fonction de tapis, d’un formidable mouvement du poignet, des cartes roulées et un peu grasses. Au premier étage, des moussaillons fourragent dans la bibliothèque. « Ils tournent tout ! » gronde le gérant, ravi, en réalité, de la réussite de son Abri.La face plissée, l’œil net et perçant, la chique aux dents ou le brûle-gueule aux lèvres, les ancêtres préfèrent se tenir aux abords des fenêtres. Inlassablement, ils contemplent la mer, vieille amie, vieille ennemie. Quelquefois, aussi, lorsque les bateaux d’un autre port se réfugient, par gros temps, dans celui de Douarnenez, l’Abri du Marin connaît de grands coups de feu. Il faut, bien recevoir et loger les nouveaux venus: admirable solidarité des gens de mer.Là ne se bornent pas, lorsque le mauvais temps l’immobilise sur le continent, les distractions du Douarneniste. Douarnenez, tout comme une grande ville, a ses trois cinémas et ses équipes de football auxquelles il arrive de matcher devant trois mille spectateurs. Nul patriotisme sportif ne saurait d’ailleurs, me dit-on, être comparé à celui des Douarnenistes. Ils veulent que leurs footballeurs soient parmi les meilleurs de Bretagne, comme ses marins sont parmi les meilleurs navigateurs.Enfin, viennent les jours gras — les « gras », comme on dit brièvement ici. Alors commencent des réjouissances dont ne saurait avoir idée quiconque n’y a pas assisté.— Paraît, m’a dit un vieux marin, qu’ils ont aussi un fameux Carnaval à Nice. Possible. En Bretagne, en tout cas, il n’y a rien de pareil à celui de Douarnenez.— Dans ce cas, ai-je répondu, comptez sur moi pour le prochain.- Faites pas ça, m’a-t-il répliqué en riant. Vous croiriez débarquer dans un pays de fous !.Pour vous donner un avant-goût du Carnaval de Douarnenez, sachez qu’il commence le dimanche pour ne finir que le mercredi. Autrefois, c’étaient les hommes qui se masquaient et se déguisaient — oh ! pas en marquis, bien sûr, mais avec de vieux oripeaux qui faisaient bien rire tout le monde. Aujourd’hui, ce sont plutôt les femmes. Elles s’habillent en matelots ; elles se collent un loup sur le visage et elles viennent voir dans les cafés ce que font leurs maris ou leurs amoureux. Par esprit de contradiction, les hommes ne se déguisent plus guère. Mais tous les gens de Douarnenez s’amusent ferme. Ah! puissent-ils s’amuser cent fois plus encore: ils ne l’auraient que trop mérité. Au lendemain de ces fêtes populaires, la mer va reprendre tous les marins, la pêche du « maquereau de dérive » commençant sur les côtes d’Angleterre, en attendant la saison de la sardine. La grande lutte recommencera. Nous savons mal ce que c’est, nous autres. Tout juste le soupçonnons-nous après nous être renseignés à une bonne source, comme je viens de le faire. Il nous reste la possibilité d’admirer ces êtres hors série. C’est dans ce sentiment que j’ai été heureux de débarquer à Douarnenez par une journée où la plupart des hommes étaient à terre, ce qui m’a permis de serrer leurs mains en plus grand nombre. — Jean Botrot