Récits des marins à l’abri de la tempête | Dominique DUVIARD

Couverture – un peu fatiguée – de mon exemplaire
Dominique Duviard

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Dominique DUVIARD, décédé en 1983 à l’âge de 43 ans, a été l’un des principaux artisans du renouveau du patrimoine maritime qui sommeillait dans les cimetières du littoral, il a été un des principaux rédacteurs des tomes d’AR VAG, ouvrages qui ont fait sensation dans le milieu maritime. Devenu groisillon de coeur et d’habitation, il a, plus près de nous, écrit GROIX L’ÎLE DES THONIERS et, immanquablement, fournit des détails sur la tempête de 1930; grâce à Philippe MILLOUR, que nous remercions, bien connu de ceux qui s’intéressent à l’histoire de la rivière, nous pouvons retranscrire l’extrait suivant:

Extraits du livre de Dominique DUVIARD « Le temps des thoniers »

TEMPÊTES DE 1930 + 1935

19 septembre 1930

Extraits du livre de Dominique DUVIARD « Le temps des thoniers »

« … Plusieurs centaines de dundees sont en pêche, aux accores du plateau continental, dans le suroît de l’Irlande, sur la Grande Sole. Là en effet se trouvent les mattes de thon, qui de tout l’été, n’ont pas fait défaut aux pêcheurs au cours d’une campagne jusque là fructueuse. Au cours de la journée, le baromètre est rapidement descendu, et un fort suroît lève une houle qui se creuse d’heure en heure. Le ciel, chargé de nuages de pluie, s’assombrit à l’approche de la dépression. Tant que la mer reste maniable, les voiliers ayant réduit la voilure – grand-voile à un ris, point pesé le cas échéant, trinquette à un ris, foc de neuf –, continuent à traîner une partie de leurs lignes. Les patrons les plus expérimentés, sentant venir un coup de vent sortant de l’ordinaire, prennent leurs dispositions pour mettre à la cape, voire en fuite dans un premier temps : la concentration des voiliers les inquiète. Les tangons sont solidement bridés, tout est vérifié à bord.

Après une mauvaise nuit passée à la cape, la mer forcit encore au petit jour. Bientôt l’énorme houle se couvre d’écume : la mer blanchit sous les déferlantes. Le ciel, uniformément couvert, roule ses nuées fuligineuses sur un océan baratté … »

Pour l’ensemble du littoral atlantique, le bilan est de 28 bateaux perdus, dont 26 corps et biens ; 50 bateaux sont hors service et 400 gravement avariés. Le bilan humain est de 207 morts, laissant derrière eux 127 veuves et 191 orphelins.

A Etel, 10 thoniers ne sont pas revenus :

La Victoire, le Marguerite-Madeleine, l’Ernest-Marcelle, le Joseph-Pierre, le Joseph-Yolande, le Pont er Sah, La Vérité, le Saint Paul, l’Intrépide, l’Albatros.

A bord de ces dix navires perdus corps et biens il y avait 58 hommes d’équipage, auxquels il faut ajouter les14 hommes emportés par des lames sur d’autres bateaux.

Sur l’ensemble de ces dix thoniers, la moyenne d’âge était de 29 ans. L’aîné des disparus, Jean-Marie DREAN, sur l’Albatros avait 60 ans. Le plus jeune, mousse à bord de l’Ernest-Marcelle, Pierre GUILLEVIC, avait 14 ans. Cinquante pour cent étaient mariés et pères de famille. Ils laissaient 75 orphelins.

Sur le Pont Er Sah, il y avait notamment Edouard GUILLEVIC et Jean TARTAISE, tous deux de la famille RIO x L’OFFICIAL. Edouard GUILLEVIC était cousin germain de Julie L’OFFICIAL, la grand-mère maternelle de Marie-Armelle, mon épouse. Ernest RIO, le frère d’Armel RIO, grand père maternel de Marie-Armelle, est quant à lui disparu à bord de l’Ernest-Marcelle. Parmi les L’OFFICIAL, on note également à bord du Saint Paul, Thomas fils du grand-père de Julie, Jean-Marie L’OFFICIAL, né d’un second mariage, et son fils Alphonse. [NDLR : Le patron de l’Ernest-Marcelle, Joseph, est également un L’OFFICIAL, mais je n’ai pour l’instant aucune information permettant de dire s’il faisait également partie de la famille de Julie].

A bord de l’Ernest-Marcelle se trouvait également Rémi GUILLEVIC, père de Rémy GUILLEVIC le précédent maire d’Etel (décédé le 26 juillet 2006), auteur d’un opuscule paru en Avril 1998 « Mon père était, comme ses ancêtres, un matelot » dont est extraite une partie des informations présentées dans cette page, et notamment les témoignages de René LE DIRAISON et d’Alexandre BOZEC.

De ce long cauchemar de vieux marins se souvenaient, avec dans les yeux une lueur d’épouvante.

René LE DIRAISON d’Etel, mousse à bord de La Gueuse commandé par son père, avait 12 ans :

« 1930 ! C’était le début de ma navigation. Cette marée-là, nous sommes partis de Douarnenez vers le 13 septembre, en compagnie d’un autre thonier de Port-Louis, le Bonhomme Barbe d’Or…

Le 18 septembre, dans la soirée, le vent soufflait du Sud-Ouest en forçant. Le baromètre était en chute brutale. Mon père fit prendre deux ris dans la grande voile pour la nuit. Il fut bien inspiré car l’état du temps dégénéra rapidement.

Levé à 4h30 le vendredi 19 septembre, je réussis cependant à préparer le petit-déjeuner. Au moment d’appeler les hommes vers 6h30, Je montais sur le pont prendre les tasses des hommes qui avaient l’habitude de les pendre sur la cloison extérieure du panneau de la chambre… Le comportement du bateau était difficile car il prenait la mer par l’avant du travers. La force du vent était telle qu’elle ne permettait plus aucune manœuvre de rattrapage.

Le Bonhomme Barbe d’Or qui passait derrière nous était déjà complètement désemparé et fuyait vent arrière sur son tourmentin. Son pont avait été balayé, son mat de tapecul était couché sur le pont. Les hommes nous faisaient signe d’aller à leur secours. Hélas, le vent était si fort qu’il ne permettait plus aucune manœuvre.

Plus tard, nous avons appris qu’il avait chaviré et avait perdu deux hommes dont le patron.

Le soir du 19 septembre, couché assez tôt, je m’endormis, comme on le fait à cet âge après une rude journée. Dans la nuit, je fus réveillé par un bruit insolite, comme celui du ressac à la côte. Il n ‘y avait plus de lumière mais je me rendis cependant compte que le bateau était plein d’eau, bien au-dessus du plancher de la cale. Au dessus de moi, le panneau avait disparu. Un homme qui descendait l’échelle fut littéralement coiffé par une masse d’eau et s’affala à mes pieds… Mon père, aidé de deux hommes fixa une toile sur l’ouverture du panneau.

Nous étions alors en fuite vent arrière sur le tourmentin. Les lames nous arrivaient par l’arrière et couvraient le bateau jusqu’à l’avant. Il fallut défoncer une partie des pavois pour faciliter l’évacuation de l’eau. Après une heure de pompage, le bateau fut enfin asséché.

Un peu plus tard, une lame nous prit par le travers et nous coucha sur tribord. La voile, couverte d’eau à plat sur la mer, nous retint un instant mais par bonheur se déchira et le bateau se redressa immédiatement. Tout ce qui se trouvait sur le pont fut emporté. L’homme de quart fut retenu sur le pont, le genou coincé sous la barre du gouvernail dont le raban s’était cassé…

Le lendemain après midi, profitant d’une accalmie, la grande voile fut réparée et nous fîmes route sur Etel. »

Alexandre BOZEC de Saint-Cado, matelot à bord du Marie-Henri (A240) avait 19 ans en 1930. Interviewé en octobre 1989, il avait encore des souvenirs très précis de ces jours d’épouvante :

« Nous étions sur les lieux de pêche depuis plus d’une semaine déjà, dans le Nord-Ouest de la grande Sole et nous espérions bien ramener autant de poissons que la marée précédente.

Le 17 dans la soirée, le baromètre a commencé à chuter. La mer était pourtant calme et le vent faible. Nous avons d’ailleurs été un peu étonnés, nous les jeunes, quand le patron Jossin BOZEC, nous a fait prendre un ris dans la grande voile et mettre le tourmentin. Heureusement pour nous car, dans la nuit, le vent est passé au Sud-Ouest en forçant rapidement ; le patron avait mettre en cape tout de suite, avec la grande voile à trois ris. Vers quatre heures du matin, un paquet de mer s’est abattu sur l’avant, le bout dehors s’est cassé et a emporté le tourmentin… On est resté en cape avec la trinquette arisée…

La mer creusait de plus en plus et les paquets arrivaient de tous les côtés, le vent hurlait tellement qu’on avait du mal à s ‘entendre.

Vers 8 heures, j’étais en bas avec le patron et un homme ; nous cassions la croûte en buvant un peu de café, avant de prendre la relève de quart des deux hommes restés à la barre. Tout à coup, une lame plus forte que les autres nous a pris par le travers et nous a complètement couchés. J’ai été balancé sur le côté ; sans avoir eu le temps de me rendre compte de ce qui arrivait, je me suis retrouvé à fond de cale avec le lest. J’ai quand même vu le patron passer par dessus la table et aller s’affaler sur une couchette. J’avais une main en sang, sans doute blessée par des morceaux de bouteilles brisées. »

Quand on lui demande combien de temps le bateau était resté dans cette position, Alexandre garde le silence un instant, le regard perdu dans cette lointaine tourmente qu’il semble revivre puis dit en hochant la tête :

« Longtemps, trop longtemps. »

Peut-on en effet mesurer l’éternité d’une angoisse ? Mais il se reprend et poursuit :

« La grande voile, sous l’effet du vent ou de la mer, a dû se déchirer d’un seul coup. J’ai entendu un homme crier : « I1 se redresse » et, en effet, nous avons retrouvé l’équilibre. Quand j’ai pu monter sur le pont, je me suis rendu compte des dégâts : plus de voile, plus de tapecul, deux tangons cassés, les chevalets et les thons emportés. Le canot traînait le long du bord, quille en l’air ; et pourtant il avait été bien saisi. L’équipage était le long du bord et coupait rapidement les saisines de tangons pour débarrasser le pont. La mer balayait dans tous les sens et chacun essayait de s’agripper comme il pouvait…

Un homme a quand même pu reprendre la barre et ramener le bateau vent arrière et alors on a fui, à sec de toile, au moins à 8 nœuds. Deux hommes sont restés à la barre, l’un veillait sur l’arrière pour prévenir quand une déferlante arrivait et l’autre tenait le cap. Tout le reste de l’équipage était en bas, dans la chambre, nous étions tous tendus, personne ne parlait. Nous avons continué à fuir, cap au Sud-Est, pendant une trentaine d’heures : la mer ne nous permettait pas de tenter autre chose. Mais, petit à petit, en s’éloignant de la dépression, on a retrouvé une mer plus calme. Nous avions nos voiles d’hiver en réserve à bord et dès que nous avons pu le faire, nous avons établi le foc et la grande voile, ce qui nous a permis de faire route sur Etel, en tenant le cap plus facilement.

Nous étions les premiers à rentrer, juste après la tempête et, quand les gens ont vu le bateau se présenter au large de la barre, voiles établies, ils ont pensé que sur les lieux de pêche, la mer n ‘avait pas été trop mauvaise et que les thoniers n’avaient peut être pas trop souffert.

Quand nous avons accosté, qu ‘ils ont vu les dégâts et qu’ils nous ont interrogés, l’angoisse est revenue car personne n’avait de nouvelles des autres bateaux. Nous-mêmes, nous ne pouvions rien dire car nous n’avions pas aperçu un seul thonier depuis le 18.

Le lendemain de notre arrivée, nous avons mis le bateau au sec pour examiner la coque et le gouvernail et faire l’inventaire des avaries. Nous devions normalement refaire une marée au thon ; mais l’armateur et le patron ont décidé de désarmer et de préparer le bateau pour le chalut. »

A bord du Père Fortuné se trouvait Jean-Marie LE DANTEC, agé de 38 ans, grand-père de Patrice LE DANTEC de Saint-Cado (adhérent CGSB n°1685). Un journal de l’époque « Le Nouvelliste » relate l’accident dont a été victime Jean-Marie LE DANTEC :

« Le matelot Jean LE DANTEC, du thonier « Père Fortuné », a reçu samedi matin un paquet de mer en pleine poitrine et est tombé sur le dos. Il a vécu dix-huit heures après l’accident. A trois heures, dimanche matin, il expirait à bord alors que le bateau s’approchait de Groix.

A noter que Jean-Marie LE DANTEC avait également navigué à bord de l’Ernest-Marcelle.

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LA TEMPÊTE DE 1935

La tempête de février 1935 est beaucoup moins connue que celle de septembre 1930.

Pour Marie Armelle celle-ci était cependant la tempête : ses deux grands pères Armel RIO et Jules DREAN sont en effet décédés lors de celle-ci, respectivement les 20 et 21 février 1935.

Après la saison de la pêche au thon, qui se déroulait de juin à septembre, de nombreux dundees armaient pour la pêche à la drague. Comme beaucoup d’autres bateaux d’Etel et de Groix, le Ker-Zina, dont Armel RIO était le patron et propriétaire, prenait ses quartiers d’hiver à La Rochelle pour une durée de 6 mois (de novembre à mai), pour pratiquer la pêche à la grande drague dans le golfe de Gascogne. Le Ker-Zina était un dundee de 40 tonneaux (19 m de long ; 6,33 m de large) construit en 1923 aux Sables d’Olonne et acheté par Armel RIO début 1930.

Le 20 février 1935, le Ker-Zina a appareillé de La Rochelle pour se rendre sur les lieux de pêche où il devait normalement séjourner une dizaine de jours. Le Ker-Zina n’étant pas revenu dans le port, et nul ne l’ayant aperçu depuis, il a été supposé qu’il avait été victime de la tempête (audience publique du tribunal civil de Lorient le 16 juillet 1935). A son bord il y avait sept marins. Parmi ceux-ci, outre Armel RIO (36 ans), mari de Mamie Julie (Julie L’OFFICIAL), il y avait Pierre L’OFFICIAL (26 ans), cousin au second degré de Julie.

Jules DREAN était marin à bord d’un chalutier à vapeur, le LAVARDIN. L’histoire dit qu’à la fin de son quart, le 21 février, il était descendu se reposer quand on lui a demandé de remonter sur le pont ; il aurait déclaré : « On ne quittera donc jamais ces fichues bottes », avant de remonter et de se faire emporter par une lame; il ne les a jamais quittées.