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Sur un thonier en pleine tempête : journalisme ethnographique ou littérature ?Que la péninsule armoricaine soit soumise à de forts coups de vent n’est a priori pas une grande nouvelle. Pourtant, la tempête qui balaye le 20 septembre 1930 l’Atlantique nord-est est de celles qui, assurément, laissent des traces. A commencer d’ailleurs par la presse qui, jamais avare de nouvelles sensationelles, fournit à cette occasion un matériau précieux aux historiens soucieux de documenter les affres du climat sur la Bretagne et sa population. Pour autant, entre récit retranscrivant fidèlement les aléas du climat et tentation du récit sensationnaliste, il est parfois difficile de s’y retrouver.Carte postale. Collection particulière.A Paris, L’Excelsior dépêche en effet un envoyé spécial pour couvrir « la tempête sur les côtes de la Manche » et le quotidien de la rue d’Enghien publie en première page trois clichés évoquant les événements climatiques. Mais, contraintes de bouclage et délai nécessaire au transport de l’information, c’est en Normandie, au Havre et à Etretat que sont prises ces photographies1Le Petit journal revient également en détail, dans son édition du 22 septembre 1930, sur le lourd bilan humain engendré par cette tempête. Plusieurs marins y trouvent la mort dont Jean Riou et Alain Drevillon, respectivement patron et matelot du Yves et Jean, dundee de Morgat2. Non avare de formules choc, Le Petit parisien évoque à cette occasion « la fureur homicide de la mer »3. A Brest, La Dépêche passe la nuit à borde de l’Auroch, un remorqueur cruellement endeuillé par la disparition du matelot François Lanouénan, emporté par une déferlante4.Mais c’est de Rennes que vient, près d’un mois plus tard, l’archive la plus singulière concernent cette tempête. En effet, dans son édition du 17 octobre 1930, L’Ouest-Eclair publie sur deux pleines colonnes, l’une en première page, l’autre en seconde, « le journal de bord d’un patron thonier »5. Intitulé « 48 heures dans la tempête avec un thonier de Concarneau », l’article se propose de donner à lire les quelques pages du journal de bord d’un navire dont malheureusement rien n’est dit mais dont sait qu’il se trouve en mer lors de cette fameuse tempête qui balaye l’Atlantique nord-est aux alentours du 19 septembre1930. Inutile donc d’essayer de recouper cette archive avec d’autres, l’identification du bateau, de l’équipage et de l’auteur de ce document est impossible.Il ne reste donc qu’un texte qui frappe par sa sècheresse. Comme le ferait le journal des marches et des opérations d’un régiment pendant la Grande Guerre, le carnet de bord relate tous les événements factuels du jour et donne à voir de l’intérieur la force de la tempête. Le texte montre tout d’abord combien les conditions de mer empêchent la pêche – « trop de vent pour ligner » – puis, les conditions empirant, comment l’équipage essaye de se protéger. Le lecteur est dès lors confronté à une débauche de vocabulaire technique, prenant deux ris sur le tape-cul, passant à la cape et, parfois, venant même jusqu’à culer sous les bourrasques.  L’effet de réel est tellement présent que le lecteur peut même suivre, au jour le jour, les oscillations du baromètre. Et comme après la pluie vient le beau temps, l’équipage ayant fait le dos rond parvient à rentrer à la criée de Concarneau et à vendre, comme s’il s’agissait en réalité d’une journée normale, le fruit de la pêche : « 100 poissons pour 60 comptables, à raison de 1299 francs la douzaine, pour une somme nette de 6 429,85 fr. Un poisson refusé ». Retour à l’ordre donc après des heures qui en furent à l’évidence certainement dépourvues, ce qui ne ressort nullement de ce journal de bord.Carte postale. Collection particulière.Les événements s’enchaînent tellement bien dans ces quelques lignes qu’elles en finissent par devenir suspectes. N’y aurait-il pas une part de reconstruction a posteriori des événements dans ces paragraphes ? Il est vrai que le texte est particulièrement bien écrit et que l’on ne peut que s’interroger sur l’auteur : ou le patron de ce thonier est vraiment doté d’une belle plume ou alors l’écrivain qui a rédigé ce journal de bord, dans une évidente perspective naturaliste comme le réclament tous les canons de la littérature maritime, maîtrise toutes les subtilités du vocabulaire naval et de l’art de la navigation. Faute d’archive, le débat reste ouvert. Pour autant, quand on connaît la soif de sensationnalisme de la presse d’alors, rien n’interdit de penser que L’Ouest-Eclair a pu, dans une période ou manifestement l’actualité brulante se fait rare, publier un texte dont l’authenticité parait au moins suspecte. Rien ne dit en revanche comment ce récit de tempête est reçu par le lectorat.
Erwan LE GALL